La seule chose qu’on puisse dire avec certitude s’agissant du voyage en mer, c’est qu’il n’est plus ce qu’il était, que ses éléments mêmes ont changé. Ce n’est pas une question de moyen de propulsion, mais bien autre chose. […]

Toute la psychologie du voyage en mer se voit en effet bouleversée. Jadis, un homme qui entreprenait un tel périple rompait avec sa condition terrestre et trouvait sur le navire une autre façon de vivre. Même pour les traversées relativement courtes de l’Atlantique. Mais aujourd’hui, le voyageur (en particulier s’il se rend aux États-Unis) emporte avec lui tous les éléments de sa vie terrestre, et il retrouve à bord le même type d’hôtellerie, le même faux confort, les mêmes inconvénients de la vie grégaire, à quoi s’ajoute celui de ne pouvoir s’en échapper pendant un certain nombre de jours. […]

Il en allait autrement pour qui jadis voyageait en voilier : il fallait alors s’acclimater à l’atmosphère de la vie à bord, et ce pendant plusieurs semaines. Aussi n’était-il pas question de jouer au client d’une reproduction péniblement agitée du Ritz. Le voyageur devait vite devenir le citoyen d’une petite communauté, avec sa vie et ses intérêts propres, qui peu à peu cessait de lui paraître mystérieuse et finissait même par emporter son approbation. La mécanique du navire, le pittoresque des activités du marin en mer ne lui étaient pas dissimulés et éveillaient sa sympathie. […]

J’ai vu de vieilles filles développer au cours du voyage un talent particulier pour repérer les bons barreurs. Elles avaient leurs timoniers favoris. Quant à certains hommes d’affaires d’âge avancé, ils devenaient de remarquables experts en voilure et se prononçaient sur le temps à venir avec l’œil du marin exercé ; presque tous, enfin, hommes et femmes, se réconciliaient avec la vaste solitude de la mer, que ne troublaient ni le bruit mécanique du monde, ni ses controverses sans fin. Et le silence de l’univers, comme si l’horizon avait été un cercle magique posé sur la mer, enveloppait notre voilier et son chargement d’âmes libérées des soucis quotidiens. S’il est vrai que ces jours enchantés étaient vides, ils n’étaient pas aussi lassants que certains l’imaginent. Ils s’écoulaient sans lenteur et, s’ils ne nous apportaient aucun profit, aucune fausse excitation, je ne puis m’empêcher de penser que ces jours n’étaient pas perdus. Non ! Ils n’étaient pas perdus !

— Joseph Conrad, « Le voyage océanique », le Naufrage du Titanic (trad. Christophe Jaquet)