Les psychiatres disaient que la Première Guerre mondiale avait provoqué chez de nombreuses personnes des traumatismes restés enfouis dans l’inconscient et dans les années vingt et trente les gens ont commencé à être névrosés par inadaptation à l’état intérieur ou extérieur et dans les années soixante l’Europe comptait 25 % de femmes et 15 % d’hommes névrosés et les journalistes disaient que c’était la maladie du siècle. Et dans les années soixante-dix le nombre de gens souffrant de dépression s’est mis lui aussi à augmenter et à la fin du siècle un Européen sur cinq était dépressif. Les sociologues disaient que la névrose et la dépression reflétaient les transformations culturelles de la société occidentale durant le vingtième siècle et que la névrose reflétait une société où dominaient la discipline et la hiérarchie et les interdits sociaux et qu’il s’agissait de l’expression pathologique d’un sentiment de culpabilité alors que la dépression était l’expression pathologique d’un sentiment d’incapacité et de la conscience du vide. Et qu’autrefois les gens étaient névrosés parce qu’ils auraient voulu faire des choses interdites et ils se sentaient coupables quand ils transgressaient les interdits. Et plus tard quand tout ou presque a été permis ils ont commencé à être dépressifs parce qu’ils ne savaient plus ce qu’ils voudraient faire et ils se sont progressivement transformés en nouveaux sujets pathologiques et les psychiatres disaient que le sujet pathologique s’était totalement transformé. Et les sociologues disaient que la dépression était un mécanisme de compensation face à un monde dans lequel la liberté individuelle ne représentait plus un idéal à atteindre douloureusement mais un douloureux obstacle à surmonter. Et que si la névrose était l’angoisse de la transgression des interdits la dépression était l’angoisse du poids de la liberté. Et les gens qui cherchaient un sens à l’existence souffraient de frustration existentielle. Et les psychologues disaient que chercher un sens à l’existence découlait de la nécessité de ne pas laisser s’installer la mort dans la vie de l’individu et que cela permettait d’exister plus intensément. Et à la fin des années quatre-vingt l’Organisation mondiale de la santé a publié une déclaration selon laquelle la dépression était la pathologie la plus répandue dans le monde occidental. Mais peu à peu de nouveaux interdits sociaux en provenance des États-Unis ont commencé à faire surface et il ne fallait plus fumer ni abuser du sel ni raconter des blagues sur les homosexuels ni vivre oisivement etc. et à l’inverse on avait le droit de faire beaucoup de choses autrefois interdites si bien que les uns étaient névrosés et les autres dépressifs et d’autres encore névrosés et dépressifs à la fois et ils faisaient usage de psychotropes et les psychanalystes disaient que les gens abusaient des psychotropes et négligeaient les séances de psychanalyse et que les médicaments ne faisaient qu’enfouir encore plus loin les traumatismes dans l’inconscient alors que seule la verbalisation des angoisses et la redécouverte de la conscience de soi pouvaient guérir l’homme.
— Patrik Ourednik, Europeana. Une brève histoire du XXe siècle (trad. Marianne Canavaggio)