J’ai essayé de dire ailleurs comment il compose et rédige. Il faut pourtant le rappeler à l’égard de ce qui nous occupe. Sachez donc que Duhamel écrit ses volumes sous deux états successifs, un premier jet, puis la copie définitive. Il n’use point en général de coupures et de béquets, quoiqu’il utilise souvent des notes prises pour soulager sa mémoire. Il respecte avant tout ce qu’on pourrait nommer le train vital de la pensée, et que les poètes appellent inspiration. À l’exemple de tous les écrivains doués de facilité, mais tout voués à leur tâche, il se met dans une manière d’état second, dont les approches sont moins agréables que le séjour, et qui libère en tout cas cet automatisme supérieur, cette hypnose spéciale dont les psychologues savent l’effet. Les naïfs croient que de posséder ce don, cela équivaut à travailler avec son inconscient. Ces termes sont dangereux. L’inconscient en question est plutôt une conscience nouvelle, fermée provisoirement aux impressions du dehors, et qui n’est remarquable que par sa concentration, son égoïsme. Il est pourtant assez bien séparé de la vie ordinaire de l’esprit pour que ses productions soient ensuite relues avec étonnement par l’auteur même : il y exerce sa critique comme sur un objet qui n’est point sorti de lui. Tel détail le choque-t-il, alors y soupçonne une extravagance, une maladresse du démon mal surveillé. La plupart du temps il retrouve avec plaisir dans sa prose, dans son invention, un rythme, une propriété qu’il reconnaît alors définitivement : c’est le sceau de la paternité. Et c’est aussi le plus grand plaisir de l’écrivain, dont il semble que l’âme partagée se recolle avec aisance, reprenne son unité, se rende hommage de ne l’avoir jamais perdue.
— André Thérive, « La prose de Duhamel », Georges Duhamel