À la lumière déclinante d’un sombre et morne après-midi d’automne, Martin Stoner cheminait péniblement le long des sentiers boueux sillonnés d’ornières par les roues des charrettes, sans savoir exactement où ils allaient le mener. Quelque part devant lui, croyait-il, se trouvait la mer, et il avait l’impression que ses pas se dirigeaient constamment dans cette direction ; il aurait difficilement pu expliquer pourquoi il se donnait tant de mal pour la rejoindre, à moins qu’il ne fût poussé par l’instinct qui dirige le cerf aux abois vers le rocher à pic. En effet, la meute du destin harcelait impitoyablement Martin Stoner : il avait si faim, il était si fatigué, si désespéré qu’il avançait comme un simple automate, se demandant seulement quelle mystérieuse impulsion le poussait à poursuivre ainsi sa route. Stoner était un de ces malheureux qui ont à peu près tout essayé ; dans tous les domaines. Sa paresse naturelle et son imprévoyance lui avaient aliéné toute chance de succès, même modeste ; maintenant, il était au bout du rouleau. Le malheur n’avait pas suscité en lui un regain d’énergie ; au contraire, cet effondrement de tous ses espoirs engendrait chez lui une sorte de torpeur morale. Possédant, pour toute fortune, les vêtements qu’il avait sur le dos et une pièce de monnaie dans sa poche, n’ayant ni un ami ni une relation à laquelle il aurait pu s’adresser, ne sachant même pas s’il allait dormir dans un lit ce soir-là et manger le lendemain, Martin Stoner avançait d’un pas lourd sous les haies, entre les arbres ruisselants ; il avait la tête vide et ne pensait plus qu’à une seule chose : la mer qui se trouvait quelque part devant lui, il en avait l’inexplicable certitude.
— Saki, « La meute du destin », le Cheval impossible (trad. Raymonde Weil et Michel Doury)