J’ai vu, dans cet ordre de choses, des choses extrêmement comiques ou, ce qui revient au même, extrêmement tristes. J’ai vu un notaire lire à un paysan, très méfiant, très processif, la formule d’une quittance. Elle était tellement embrouillée, tellement enchevêtrée d’articles du Code, de lois, d’arrêts de cour, de commentaires juridiques, de vocables périmés, si totalement incompréhensible que la tête m’en tournait… À chaque phrase de ce jargon affolant, le notaire s’interrompait de lire. Et il demandait au paysan :

— Vous avez bien compris ?

— Oui… Oui…

— Vous comprenez bien ? Vous comprenez bien tout ?

Le front barré, l’esprit tendu jusqu’à la congestion, les oreilles bourdonnantes, suant de partout à grosses gouttes, abruti, ahuri, le paysan ne comprenait rien, absolument rien, à tout ce verbiage de procédure, qu’on ne comprenait pas déjà, du temps de Louis XIV où on l’inventa. Il répondit les lèvres serrées, l’œil hagard :

— Pardi… bien sûr que je comprends…

Le notaire appuya avec un plaisir démoniaque :

— C’est grave, vous savez… très grave… Je vais vous relire ce passage, particulièrement grave… Parce que je ne veux pas que vous veniez me dire plus tard… que vous n’avez pas compris… Faites attention… Pesez la valeur de chaque mot, cherchez le sens de chaque phrase… Je relis…

Le paysan avait l’air d’un noyé…

— Pas la peine… pas la peine… dit-il. Je comprends, allez !

Le notaire s’obstina. J’admirais sa force de tortionnaire.

— Réfléchissez encore… Allons, je relis…

— Non… non… Puisque je comprends…

— Alors, signez.

Le paysan eut comme un grand froid au cœur, comme un tremblement de la voix, de la main, des paupières, des jambes. Il sentait bien que mettre son nom ou la croix de Notre-Seigneur sur du papier timbré, au bas d’un acte qui engage et sur quoi on ne pourra plus revenir, c’était l’événement le plus grave qui pût lui arriver dans la vie… Il prit la plume… ce n’est pas assez dire… il se jeta sur la plume que lui tendait le notaire… Et il signa… Il signa en haut, en bas, parapha à droite, reparapha à gauche et resigna, intersigna, contresigna avec une sorte d’acharnement sauvage… Il fallut lui arracher la plume des mains, il fallut lui arracher des doigts la minute de la quittance, car il eût signé toute la journée.

Il eût signé l’abandon de son champ, le don de sa vache, de sa récolte, de sa maison, l’empiétement des bornages sur ses terres ; il eût signé son dépouillement en faveur du voisin, ou des pauvres, il eût signé sa ruine totale… sa mort !

— Octave Mirbeau, Dingo