DANS L’ESPACE

Dans cette enveloppe de métal Mör a été envoyé de la Terre vers une autre planète, afin d’en faire le tour une fois et puis de revenir et de raconter ce qu’il a vu. C’est ce qu’on lui avait faire croire ; mais il s’aperçut vite qu’il ne s’agissait que d’une plaisanterie quand il lut le mot, glissé derrière la carte avec un calmar, qui disait : « Cher Mör : à des fins purement expérimentales nous t’avons lancé sur une orbite parabolique, avec des provisions pour quarante ans. Excuses et bon voyage. Les camarades du centre. » Cela voulait dire qu’il ne retournerait jamais d’où il venait et que vers ses soixante-quinze ans il mourrait de faim, pour ne rien dire du pou de l’espace qui s’attaque aux petits cubes d’air solide.

Le vaisseau a la forme d’une pastèque, il n’oscille presque pas autour de son centre de gravité et il a deux fenêtres en forme de hublots ; peintures de fenêtres, puisque si elles étaient de vraies fenêtres on ne pourrait les ouvrir et que dehors il n’y aurait rien à voir. La vie est toujours une plaisanterie : mais Mör a l’avantage de pouvoir apprécier cela en bloc, d’un seul coup d’œil, sans ces hauts et bas fastidieux d’espoirs et de déceptions. Il est désormais libre et maître de soi ; comme les morts, il a sa vie entre les mains.

Les premiers jours de voyage, Mör se croyait presque retourné à sa pure adolescence. Le plaisir de se masturber en état d’apesanteur remplissait ses soirées de présences gracieuses et dociles ; l’absence totale de bruits, de journaux, d’interlocuteurs adonnés à la surveillance morale contribuait à cette disponibilité nouvelle que rien ne dérangeait. Il dormait beaucoup, presque dix heures d’affilée, et quand il s’éveillait, il croyait chaque matin s’éveiller dans un monde nouveau. Il consacrait quelques heures à la promenade, manière de parler, car bien que le vaisseau fût spacieux, presque quatre mètres sur deux, il devait faire ses déplacements en l’air, en s’agrippant à ce qu’il trouvait. Filtrant à travers les branches des arbres, un rayon de soleil frappait soudain le pelage doux d’un écureuil, Mör grimpait à sa poursuite, arrivait devant un fleuve jaune et paresseux, sur le flot lent jaillissait l’éclair de certains poissons qu’il connaissait bien, le beau silence était plein d’oiseaux et tout au fond on voyait un instant passer une longue file de petits bonshommes à chapeaux noirs et à lunettes. Puis il mangeait, un doigt de poulet en poudre et un autre d’eau déshydratée ; puis il se reposait, suspendu au crochet central en résolvant des énigmes, par exemple : passer de « Renard » à « Poule » en changeant une lettre à la fois ; enfin il se mettait au travail. Il avait commencé à composer un long poème intitulé Impressions de voyage, en octosyllabes à rimes pauvres, activité non prévue par les directeurs de projets du centre, à cause de quoi il n’y avait même pas une plume dans le vaisseau, si bien que Mör était obligé de confier ses vers à la mémoire : celle-ci, toutefois, ne possède qu’une capacité limitée, et pour vingt lignes que Mör ajoutait il en oubliant autant. Le soir était entièrement occupé par les visions à yeux fermés, une sorte de cinéma personnel, parfois érotique et parfois de type documentaire.

Quinze ans ont passé ; Mör en a cinquante et théoriquement il lui en resterait plus de vingt, car il a toujours été avec raison parcimonieux dans le manger, le boire et la respiration. Mais il n’y arrivera pas, pense-t-il, lorsqu’il pense ; il n’y arrivera pas pour toute une série de raisons, mais surtout parce qu’il n’en a pas envie. Il a vécu une vie heureuse et paisible et, à la mesure juste, il remercie son sort ; cela ne veut pas dire qu’il doive continuer à vivre indéfiniment, ni qu’il attende quoi que ce soit du lendemain. Dès le départ on lui a dit clairement que son orbite était parabolique, c’est-à-dire qu’il n’arriverait nulle part. Le voyage est tout, et la répétition ; mais Mör s’aperçoit maintenant que même la répétition commence à pâlir, à baver, à se flétrir, comme une gravure tirée trop de fois. De son long poème il ne lui est resté que l’habitude d’ordonner ses pensées en octosyllabes assonancés, par exemple : « Cette tombe où se fit ma vie/Roule dans l’espace infini,/Dans l’inouï, la nuit, l’oubli. » Puis il se demande si, à la place d’ « espace infini », « temps infini » n’irait pas mieux. Puis il laisse courir et reste là à regarder l’intérieur rouillé et délabré de son vaisseau qui s’est entre-temps rempli de calmars bleus à rayures.

— Juan Rodolfo Wilcock, le Stéréoscope des solitaires (trad. André Maugé)