« Elle n’est même pas fichue d’acheter un cantaloup », dit-il d’un ton dégoûté au téléphone un matin et, comme j’en avais déjà entendu plus qu’assez sur l’inépuisable sujet des choses que Lil était incapable de faire, je répondis : « Écoute, un cantaloup, ce n’est pas facile à acheter, peut-être même, à bien y réfléchir, rien n’est-il plus difficile à acheter. Un cantaloup n’est pas une pomme, tu sais, l’aspect extérieur ne renseigne pas sur ce qu’il y a dedans. J’achèterais plus volontiers une voiture qu’un cantaloup, j’achèterais plus volontiers une maison qu’un cantaloup. Si une fois sur dix, je ressors d’un magasin avec un cantaloup convenable, je considère que j’ai eu de la veine. Je le sens, je le renifle, j’appuie avec le pouce sur les deux extrémités, j’en renifle un autre, j’appuie aussi dessus avec mon pouce — et je peux continuer ainsi avec huit, neuf, dix cantaloups avant de fixer finalement mon choix, et celui-là, je le rapporte à la maison, nous le découpons pour le dîner, mais voilà, la chose est insipide et dure comme la pierre. Laisse-moi te dire une chose en fait d’erreurs dans le choix d’un cantaloup : nous en commettons tous. Nous ne sommes pas faits pour acheter des cantaloups. Sois gentil, Herm, fiche-lui donc la paix à cette femme, acheter un cantaloup merdique ce n’est pas uniquement un défaut propre à Lil, c’est un défaut propre au genre humain. Tu t’acharnes à la persécuter pour une chose qu’un pour cent des êtres humains, peut-être, est capable de faire comme il faut : et encore, pour la moitié d’entre eux, c’est probablement une question de flair.

— En fait, dit-il d’un ton hésitant, quelque peu désarçonné par ma minutie, le cantaloup n’est que la partie émergée de l’iceberg… » Mais pour l’heure, il s’abstint de se plaindre davantage de Lil.

— Philip Roth, Patrimoine (trad. Marie-Thérèse Akar et Maurice Rambaud)