« Une heure de retard. Ce sont des choses qui ne devraient pas arriver chez un jeune homme », lui dit-on à la banque.
« Et si elles arrivent quand même ? » répliqua l’interpellé sur un ton de défi.
« Comment ? Et avec cela vous êtes insolent ? Très bien. Faites comme vous voudrez. »
On rapporta la conduite de Simon au directeur. Celui-ci décida de renvoyer le jeune homme. Il le fit venir et lui annonça la chose sans du tout élever la voix et même sur un ton bienveillant. Simon dit : « Je suis bien content que ce soit fini. Croit-on peut-être me porter un coup, briser mon orgueil, m’anéantir ou que sais-je encore ? Au contraire, on me relève, on me fait plaisir, on me redonne après bien longtemps une goutte d’espoir. Je ne suis pas fait pour être une machine à écrire et à calculer. J’aime bien écrire, j’aime bien compter, je suis tout prêt à me convenir d’une façon convenable avec les autres et, pourvu que ce qu’on me demande ne blesse pas mes sentiments, j’ai une passion pour l’obéissance. J’arriverais aussi à me soumettre à certaines lois, s’il s’agissait vraiment de cela, mais ici depuis quelque temps il ne s’agit plus de cela. Lorsque je suis arrivé en retard ce matin, j’en étais simplement fâché, dans le fond de ma conscience je n’étais nullement inquiet, je ne me faisais pas de reproches, ou alors tout au plus celui d’être encore cet imbécile et ce lâche qui à huit heures sonnantes saute sur ses pieds, se met en marche comme une pendule qu’on remonte et qui marche aussi longtemps qu’elle est remontée. Je vous suis très reconnaissant d’avoir eu l’énergie de me mettre à la porte et je vous prie de bien vouloir penser de moi ce qu’il vous plaira. Vous êtes certainement un homme estimable, un homme de mérite, un grand homme, mais, voyez-vous, moi aussi je voudrais en être un ; par conséquent, il est bien que vous me renvoyiez, et c’est une bénédiction pour moi que de m’être conduit aujourd’hui d’une façon inadmissible, selon l’expression en usage. Dans vos bureaux dont on a fait tant de cas, où chacun, n’est-ce pas, souhaiterait être employé, il n’est fait aucune place à la formation d’un jeune homme. Je me fiche pas mal de l’avantage d’être payé régulièrement tous les mois. Cela ne m’empêche pas de dépérir, de devenir stupide, lâche et engourdi. Vous trouverez surprenant de m’entendre user de telles expressions, mais vous reconnaîtrez que je dis la vérité. Il n’y en a qu’un ici qui puisse être un homme : vous ! Il ne vous vient jamais à l’esprit qu’il pourrait y avoir parmi vos employés des gens qui ont eux aussi envie d’être des hommes, des hommes qui font quelque chose d’estimable. Je ne trouve aucun charme à cette façon de se tenir toujours à carreau, simplement pour éviter la réputation d’être quelqu’un d’insatisfait et de peu recommandable à un employeur. Quelle tentation ici que la peur, et comme l’envie de s’arracher à cette peur misérable est petite en comparaison ! Pour avoir réussi aujourd’hui à faire que cette chose impossible ait eu lieu, je m’accorde de l’estime, on dira ce qu’on voudra. Vous, monsieur le Directeur, vous vous êtes retranché ici, vous n’êtes jamais visible, on ne sait pas aux ordres de qui on obéit, ou plutôt, on n’obéit pas, on ne fait que suivre mornement de vieilles habitudes qui connaissent le chemin. Quel piège à jeunes gens, pour peu qu’ils soient enclins au moindre effort et à la paresse ! On n’a que faire ici de toutes les forces qui se trouvent peut-être logées dans l’âme d’un garçon, on ne réclame rien qui puisse distinguer parmi d’autres un homme, une personne. Ni le courage, ni l’esprit, ni la loyauté, ni le travail, ni l’envie de créer quelque chose, ni le désir de l’effort ne sont d’une aide quelconque ici pour faire son chemin. Il est même mal vu de faire montre de sa force et de ses capacités. Et il est naturel que ce soit mal vu dans un système qui fait du travail une chose si lente, si lourde, si sèche, si pitoyable.
Adieu, monsieur, je m’en vais faire une cure de travail, dût-ce être bêcher la terre ou porter des sacs de charbon. J’aime toutes les formes de travail, sauf celles qui n’emploient pas les forces dont je dispose. »
« Dois-je, bien qu’à vrai dire vous ne l’ayez pas mérité, vous délivrer un certificat ? »
« Un certificat ? Non, ne me délivrez pas de certificat. Si j’en ai mérité qu’un mauvais, je préfère n’en avoir aucun. À partir d’aujourd’hui je me délivre mes certificats moi-même. Je ne veux plus avoir désormais d’autre répondant que moi quand on me demandera mes certificats ; les gens intelligents et clairvoyants en concevront la meilleure impression. Je suis content de partir de chez vous sans certificat : si j’en avais eu, il ne ferait que me rappeler le temps de ma peur et de ma lâcheté, un état de paresse et de diminution de mes forces, des jours vécus inutilement, avec des après-midi remplies d’efforts furieux pour en sortir et des soirs de douces mélancolie qui ne servait à rien. Je vous remercie pour l’intention que vous aviez de vous séparer de moi à l’amiable, cela me prouve que je suis en présence d’un homme qui peut-être compris quelques-unes des choses que j’ai dites. »
« Jeune homme, vous êtes beaucoup trop violent, dit le Directeur, vous enterrez votre avenir ! »
« Je ne veux pas d’avenir, je veux du présent. Cela me paraît valoir plus. On n’a d’avenir que quand on n’a pas de présent, et quand on a un présent, on oublie complètement même de penser à l’avenir. »
« Adieu. Je crains pour vous des jours difficiles. Vous m’avez intéressé, c’est pourquoi je vous ai écouté. Sans cela je n’aurais pas perdu de temps avec vous. Peut-être avez-vous mal choisi votre métier, peut-être deviendrez-vous quelque chose. Tâchez d’aller bien quand même. »
— Robert Walser, les Enfants Tanner (trad. Jean Launay)