Il y a quelques semaines, je m’insurgeais ici contre l’idée de fonctionnaires « ajustés au poste », que nous promettait la réforme des concours administratifs. Je viens de découvrir qu’en plus des fonctionnaires ajustés, nos élites ont inventé le concept d’étudiant fluide. Ce concept est la création de M. Laurent Freixe, directeur de Nestlé pour l’Europe. Dans un entretien avec le magazine de l’EDHEC, il déclare : « Dans une école de commerce, le fait d’avoir un enseignement totalement en anglais dès la deuxième année me paraît tout à fait fondamental car cela permettra d’obtenir des étudiants et des cadres parfaitement fluides. Ce qui est essentiel dans un monde de plus en plus global. » Impressionné par cette fluidité soluble dans le global, j’ai feuilleté le reste de la publication, et j’ai appris que pour être un étudiant fluide, il faut acquérir la culture des soft skills, entrer dans un graduate programme qui, au moyen d’assessment center et d’intray exercize, vous permettra de constituer votre profil development file, puis votre talent identification et enfin votre career development (*).
Alors moi, je lance un appel aux étudiants et je leur dis : ne soyez pas fluides. Soyez tout, sauf fluides ! Soyez compacts, et compliqués, et tortueux. Et puis conchiez-le, leur monde global ! Dans sa totalité ! Étudiez ce que vous voulez, les lettres, les maths ou l’économie. La cantilène de sainte Eulalie, le théorème de Fermat, la langue mourske, l’évolution du micro-crédit au Bangladesh, peu importe. Étudiez ce qui ne sert à rien sauf à vous rendre intelligents. Braillez dans les rues contre des réformes que vous n’avez pas lues (eh, c’est pas à moi qu’on raconte des histoires, je l’ai fait avant vous !). Ayez des idées utopiques, inapplicables. Formez des communautés qu’on trouvera terroristes et foutez les TGV en panne. Aimez ce que vous aimez. À la passion, à la folie. Passez des nuits à regarder le même film, à relire le même livre ! Donnez-vous raison. Restez vivants. N’écoutez pas ces nains crépusculaires qui veulent que vous fassiez de votre vie une longue punition ! Un jour ou l’autre, de toute façon, viendra la confrontation avec la réalité, qui est tout ce qui nous sauve. Alors, vous verrez bien. D’ici là, sachez au moins que nous, vos pauvres parents, si on se saigne aux quatre veines pour vous envoyer à la fac, ce n’est pas dans le but que vous deveniez fluides, histoire de faire plaisir à un marchand de yaourts !
(*) Ça ne s’invente pas. C’est dans le magazine EDHEC innovation & management nº 21, hiver 2008-2009.
— François Taillandier, « Appel aux étudiants », l’Humanité, 19 février 2009.