Mais Nikolaï Kousmitch était justement un peu délicat à cet égard, il évitait même les tramways. Il chancelait dans sa chambre, comme sur le pont d’un bateau, et il devait se retenir, à gauche et à droite. Pour comble, il se souvint encore vaguement d’avoir entendu parler de la position oblique de l’axe terrestre. Non, il ne pouvait supporter tous ces mouvements, il avait mal au coeur. Rester couché et rester tranquille, avait-il lu, un jour, quelque part. Et depuis lors, Nikolaï Kousmitch restait couché.

Il était couché, et tenait les yeux fermés. Et il y avait des périodes de jours en quelque sorte moins mouvementés, où la vie était tout à fait supportable. Et puis il avait eu cette idée des poèmes. On n’aurait pu dire combien cela vous secourrait. Lorsqu’on récitait ainsi, lentement, un poème, avec l’intonation monotone des rimes, alors il y avait en quelque sorte, une chose stable que l’on pouvait regarder fixement, intérieurement, bien entendu. Quel bonheur qu’il sût par coeur tous ces poèmes ! Mais il s’était toujours particulièrement intéressé à la littérature. Il ne se plaignait pas de son état, m’assurait l’étudiant qui le connaissait depuis longtemps. À la longue cependant il avait commencé à concevoir une admiration exagérée pour ceux qui, tel l’étudiant, allaient et venaient, et supportaient le mouvement de la terre.

— Rainer Maria Rilke, les Cahiers de Malte Laurids Brigge (trad. Maurice Betz)