J’hésitais moi-même entre le jour et la nuit. J’éprouvais comme maman, si je m’étais couchée tôt, si j’avais bien dormi, une hâte joyeuse à mettre le pied hors du lit, à courir à ma fenêtre ouverte ; je tenais d’elle ce sentiment de la possession des choses qui pour tant d’êtres se produit le matin ; le monde m’apparaissait alors comme à son commencement. C’était une ardoise fraîche où écrire ma vie. Je me levais avec des résolutions en tête : donner cent coups de brosse à mes cheveux, mettre un col frais à mon uniforme de couvent, revoir mes leçons… Par ailleurs, si je veillais un peu tard, si j’arrivais à surmonter les premiers assauts du sommeil, alors j’atteignais une sorte de surexcitation bien différente du beau calme matinal, mais combien merveilleuse ! Le matin me semblait être le temps de la logique ; la nuit, de quelque chose de plus vrai peut-être que la logique… En tout cas, j’avais beaucoup plus que mon âge, vers le soir : une indulgence au-delà de mon expérience. J’avais remarqué que les mots, les phrases de mes compositions me venaient assez bien le matin ; mais la pensée elle-même — ou plutôt ce halo qui l’entoure alors qu’elle est encore informe et précieuse — je la ressentais la nuit. J’étais partagée entre ces deux côtés de ma nature qui me venaient de mes parents divisés par le jour et la nuit.

— Gabrielle Roy, « Le jour et la nuit », Rue Deschambault